"LA CULTURE EN PARTAGE" avec
Frédéric MORIN architecte-conférencier

Voici une partie du diaporama proposé par Frédéric Morin, architecte-conférencier, sur l'histoire de la fluidité des espaces entre dedans et dehors, ou « à la fois dedans et dehors », avec l'architecture moderne depuis 1900 jusqu'à 2020 :

En théâtralisant les tensions entre la forme et la fonction, entre l'intérieur et l'extérieur, la fluidité spatiale est un outil majeur du sens (= sémantique) de l'architecture.


En plus, les architectes peuvent apporter des réponses novatrices aux enjeux climatiques qui vont marquer les décennies à venir. Avec des températures de plus en plus élevées et un climat globalement plus continental, comment assurer le confort tout en diminuant le coût énergétique d'exploitation des espaces de la vie des humains toujours plus nombreux ?
Par exemple en privilégiant un espace intermédiaire entre les espaces intérieurs et extérieurs : « entre dedans et dehors ». L'art de construire ne serait pas seulement des volumes fermés (le « plein ») mais résiderait aussi dans la manière de ne pas fermer l’espace : les loggia, terrasses, patios, auvents et galeries couvertes... bien souvent pour mieux jouer avec l'eau et bénéficier de la fraîcheur qu'elle apporte :


Plutôt que des barrières étanches, les parois deviennent des filtres qu'il faut accumuler, et entre lesquels nous habitons, et vivons mieux. Aujourd'hui les techniques et les matériaux ont évolué d'une manière telle que ces beautés prouvent leur efficacité lorsqu'elles sont restaurées après leur inscription au Patrimoine Mondial de l'UNESCO pour beaucoup d'entre-elles.
À différents niveaux leurs beautés sont réelles !

La fluidité des espaces entre dedans et dehors, ou « à la fois dedans et dehors », avec la Maison Sheats-Goldstein à Los Angeles par John Lautner (1911-1994) en 1963 :

À partir de 1934, John Lautner fut un étudiant de Frank Lloyd Wright à Taliesin East (Wisconsin) et au camp d'hiver d'Ocatillo (AZ) pour participer à la conception et à la construction de Taliesin West en Arizona. Après avoir assisté Wright pour plusieurs de ses chantiers sur la Côte Ouest autour de Los Angeles, Lautner y créa son agence personnelle en 1940. Si l'on peut observer une harmonie certaine entre les oeuvres de ces deux (très) fortes personnalités, c'est parce que le second a dépassé le premier. Son caractère lui a fait apprécier les terrains acrobatiques dont il s'est fait une spécialité. Il est malheureusement resté dans l'ombre parce que ses oeuvres sont des demeures privées et ne se visitent pas. Réparons cette injustice !

Après avoir fait faire à Lautner une petite résidence pour étudiants de l'UCLA de 8 appartements connue sous le nom de "Sheats apartments" (1948-1949), Helen et Paul Sheats ont commandé leur résidence sur Beverly Crest à partir de 1961 pour eux et leurs trois enfants.

Livrée en 1963 mais mal entretenue, elle a finalement été acquise par James Golstein en 1972, un agent immobilier qui a travaillé avec Lautner pour restaurer et poursuivre le projet jusqu'à la mort de celui-ci en 1994, puis avec son successeur Duncan Nicholson. La maison a fait l'objet d'une donation au Los Angeles County Museum of Art (LACMA) en 2016.
Lautner est à la recherche d'une "architecture infinie". Il professe : « l'espace illimité est, à mes yeux, la qualité la plus durable, la plus acceptable et la plus à même de donner vie à l'architecture » :

Dans une version pour finir assez semblable à celle de la Maison sur la Cascade (Fallingwater-1938) ou à la Maison Walker (1948) de Wright, Lautner compose ici une relation très étroite avec la nature environnante : sur de forts soubassements de pierre locale, une mince feuille de toiture en béton ondule en surplomb au-dessus de la pente du terrain en dégageant des vues exceptionnelles tant sur la ville au Sud que sur la végétation au Nord. Un abri sous roche (de béton brut), sous lequel on s'immisce pour y vivre à l'abri. "Sous" mais pas "dedans" : initialement, le séjour n'était pas vitré au Sud sur la piscine mais fermé par un "rideau d'air" comme à l'entrée de nos centres commerciaux.
Les vues depuis les "intérieurs" font bien percevoir ces interstices de vie, visuellement enrichis par les reflets de la toiture sur les vitrages.

Les invités arrivent par l'arrière au Nord, au sommet de la crête, et peuvent laisser leur voiture sous un abri après avoir longé la maison :

La séquence d'entrée à pieds fait longer de nouveau la façade nord sous une galerie ou coursive au plafond de bois : on rentre soit en tournant directement à droite vers la cuisine lorsqu'on a les bras chargés des courses, soit un peu plus loin en ayant franchi un pas japonais sur un bassin lorsqu'on vient avec un bouquet de fleurs :

Dans cette vaste pièce de vie au toit de bois évocant le pont d'un bateau (structure métal), la table à manger est marquée par un ciel-ouvert traité comme une écoutille au plafond. Ce n'est pas le fond de l'Océan mais la voûte céleste et ses étoiles que l'on y admire :

Une écoutille semblable inonde la cuisine de lumière, outre sa disposition traversante entre sa porte vitrée au Nord et sa façade sud vitrée elle-aussi :

En prolongement visuel du pas japonais de la séquence d'entrée, le séjour offre un plafond très différent de celui des coursives et de la salle à manger. Sa magnifique dalle de béton brut coulé en place aux caissons triangulaires fait penser aux dalles des plafonds de la Yale University Art Gallery de Louis Kahn (New Haven-1951-53). Mais ici ces dalles sont coulées en deux pentes différentes (la troisième dalle abrupte vers l'Ouest est lisse, sans caissons triangulaires). L'effet esthétique produit est à la hauteur de l'exploit matériel de l'entreprise :

Le séjour n'était pas vitré vers le Sud comme il l'est désormais : il n'était rien d'autre qu'un préau bioclimatique, ce qui est compatible avec le climat de Los Angeles pour peu que le chauffage par le sol ne tombe pas en panne. Désormais, les reflets sur les vitrages jouent une autre partition sur la perception de l'espace, surtout en soirée :

Le rafraîchissement de la maison en été est simplement assuré par la circulation naturelle de l'air traversant sous les plafonds entre les côtés nord et sud ; cette conception bioclimatique supprime le besoin de climatisation. La relation entre le séjour et la piscine est tout naturellement un privilège :

À l'arrière, un jour est ménagé entre le plafond de bois du fond du séjour et le plafond de béton :

Le plafond de béton est percé d'environ 750 trous par autant de verres-à-boire disposés en fond de coffrage. Ce plafond est ainsi constellé d'étoiles lumineuses en plein jour :

Située au-dessous des plages de la piscine, la chambre à coucher des maîtres de maison est saisissante. Ses vitrages coulissants sans aucune menuiserie apparente sont un réel tour de force tant esthétique que technique qui va dans la même direction très au-delà de ce que Wright avait initié à Fallingwater pour Edgard Kaufmann en 1938 :

La filmographie de cette maison de Lautner est assez considérable et l'a fait (aperce)voir par de très nombreuses personnes. Un hommage tardif pour un vrai diamant, mais un bel hommage tout de même...

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