LE FACTEUR HUMAIN
par Frédéric MORIN
L'histoire d'Ernst von BRESSENSDORF
officier des transmissions à l'Hôtel Meurice en Août 1944
qui a retenu les ordres d'Hitler de faire sauter Paris,
rendant ainsi leur exécution impossible.
Ernst von Bressensdorf est décédé le 19 août 1994 :
il n’a donc pas pu assister ni participer aux cérémonies du 50ème anniversaire de la Libération de Paris ;
il n’a pas pu recevoir la Légion d’honneur dont la France avait décidé de l’honorer,
et qui devait lui être remise par le Consul de Munich à l'occasion de ces festivités.
Je ne me suis jamais entretenu avec lui sur ses actes passés,
sauf en ce qui concerne ses recherches dans le domaine de la généalogie.
Ce n'est que pour livrer une contribution originale à
l'Académie Drômoise des Lettres, Arts et Sciences que j'ai repris en 2002
les documents depuis longtemps en ma possession, documents dont l'examen scrupuleux a fait ressortir
une perception nouvelle de l'Histoire.
Puisse l’Europe faire une place à la mémoire d'Ernst von Bressensdorf
à l’occasion du 70ème anniversaire de la libération de Paris...
Paris 1944, les enjeux de la Libération.
Réuni sous ce titre en février 1994, un aréopage de personnalités s’est penché, cinquante ans après les faits,
sur les aspects les plus divers de la libération de Paris en août 1944 et un important ouvrage a été édité sous la
direction de Christine Levisse-Touzé, directeur du Mémorial du maréchal Leclerc de Hautecloque et de la libération de Paris (1).
Le troisième interlocuteur, le professeur Douglas Johnson de l’Université de Londres, plaça ces mots en ouverture de sa
contribution intitulée «La Grande-Bretagne et la libération de Paris» :
«La libération de Paris fut accomplie par les forces françaises de la Résistance et par la 2ème D.B. du général Leclerc
avec l’aide importante de l’armée américaine et la coopération non négligeable du général von Choltitz» (2).
Le professeur Johnson manie-t-il l’ironie avec l’art consommé que l’on reconnaît à certains de ses compatriotes,
ou présente-t-il enfin un point de vue original, du moins vu de Paris ?
En effet, chacun sait que ce général avait reçu des ordres formels d’Hitler pour tenir Paris à tout prix
ou ne laisser la place aux mains alliées que sous la forme de ruines comme en témoignent de nombreux télégrammes
dont N° 772989/44 daté du 23 août reçu par von Choltitz à 11 heures (3), télégramme dont le texte diffère
de celui dont le général von Choltitz a parlé avec Bender au cours du repas qui suivit au Cercle militaire (4).
La traduction de ce télégramme non référencé a été transmise par ce même Bender au consul de Suède Raoul Nordling ;
c’est là la seule source qui nous en soit restée, Lapierre et Collins n’en ayant pas retrouvé le texte original.
Déjà, le 20 août au matin, plus de deux cents usines et centres de production industriels, de distribution
d’eau et d’électricité avaient fait l’objet de préparatifs de destruction par dynamitage par un petit groupe de
quatre spécialistes allemands conduits par le professeur Albert Bayer. Le colonel général Alfred Jold appela personnellement
le général von Choltitz le 20 à midi pour exiger l’explication de l’absence de rapport relatif aux destructions
que celui-ci était chargé de faire exécuter dans la région parisienne (5). Ces premiers dispositifs de dynamitage industriel
avaient été complétés par l’action des sapeurs de la 813ème Pionierkompanie sous le commandement du capitaine Werner Ebernach qui avaient préparé la destruction des ponts et des principaux édifices et monuments de Paris en répartissant plus de douze tonnes d’explosifs : cet ensemble de préparatifs furent terminés le 21 dans la journée (6) pour être complétés dans la nuit du 22 au 23 août par l’activité de la 177ème Pionerkompanie.
Le 24 au soir et malgré l’arrivée le matin-même d’un ordre «pour exécution»,
le capitaine Ebernach n’obtint pas de von Choltitz l’ordre de mettre à feu ces dynamitages ;
précisant qu’il laissait une section de sapeurs pour l’exécution des ordres, le capitaine et sa 813ème Pionierkompanie
profitèrent du calme relatif pour évacuer Paris avant sa libération (7).
Antérieurement, von Choltitz avait surpris René Naville, alors ambassadeur neutre à Paris, en déclarant :
«Messieurs, j’ai reçu l’ordre de me maintenir ici et d’attendre l’ennemi, mais je suis un général qui n’a, croyez-le,
qu’un désir, celui de revenir dans un Paris intact, comme touriste, après la guerre» (8).
C’est ainsi que le professeur Klaus J. Müller de l’Université de Hambourg rappelle dans sa contribution intitulée
«Les opérations du groupe d’armées B» comment le maréchal Model, commandant en chef sur le front ouest, a
«requis le 28 août 1944 auprès du président du tribunal militaire du Reich l’application d’une action
contre le général von Choltitz et autres pour insubordination, au motif que le général von Choltitz n’a pas accompli
en tant que défenseur de Paris ce qu’on attendait de lui» (9). Cette démarche dut attendre 1952
(une année après la parution de la première version des «Mémoires» de von Choltitz en 1951)
pour qu’un tribunal d’honneur composé de ses pairs, généraux de corps d’armée de l’ancienne Wehrmacht,
n’examine son cas comme le rappelle l’historien Pierre Bourget, dans sa contribution intitulée «La trêve» (10).
«Le général a déclaré ne pas avoir détruit Paris uniquement parce qu’il ne disposait pas de moyens techniques nécessaires,
écrivait Marcelle Adler-Bresse. On peut se demander quand le général von Choltitz a été sincère.
Voilà un point d’histoire qu’il s’agirait d’éclaircir» (11). «La comparaison entre les deux moutures
de ses Mémoires ne permet pas cet exercice d’éclaircissement», poursuit Pierre Bourget,
éclaircissement que rendrait utile la confrontation avec le témoignage de Raymond Massiet
(dit Dufresne, adjoint de Rol) qui a recueilli ces mots du général allemand au soir de sa reddition :
«je ne pouvais pas détruire Paris bien qu’il y eût les ordres d’Hitler... non, je ne le pouvait pas.
Les représailles, vos représailles,... cela aurait été trop horrible» (12).
Il ne faut d’ailleurs pas s’en étonner quand on sait que dans la première mouture de ses souvenirs en 1950
(publiés en 1951), von Choltitz affirme les avoir écrits sans documents «qu’il a détruits sur ordres de ses gardiens,
anglais puis américains, pendant sa captivité» confirme Pierre Bourget (13).
Que recelaient donc ces documents pour que leur destruction soit ordonnée ?
En a-t-on éventuellement pris copie avant de les détruire ? si oui, pourquoi donc les détruire ?
Détail de l’Histoire sans aucun doute. Mais détail instructif tout de même lorsque le recul fait naître des perspectives.
En effet, dans sa conclusion à ce même colloque en 1994, Guy Pedroncini, directeur de l’Institut d’histoire de défense,
estime : «La confrontation souvent rude de points de vue différents permet de
«parvenir à une vérité plus haute», qui surprend parfois. La libération d’un Paris intact,
fait essentiel qui a facilité une réconciliation franco-allemande, a aidé à la construction de l’Europe.
Dans une perspective historique large, on peut même se demander si elle n’a pas commencé à naître avec la
libération de Paris» (14).
Les facéties de la vie m’ont permis de jeter un éclairage nouveau sur cette question que le magnifique colloque de février 1994
a laissée sans réponse : — pourquoi le général von Choltitz n’a-t-il pas, le 23 août 1944 à 11 heures,
donné l’ordre au capitaine Werner Ebernach de la 813ème Pionierkompanie de mettre à feu la totalité des dynamitages
qui venaient d’être terminés et a limité l’action de destruction au Grand-Palais ?
Ceci alors que, dans la nuit du 22 au 23, des renforts étaient parvenus en l’espèce la 177ème Pionierkompanie
pour compléter le minage en vue de la destruction de quarante-deux ponts, de la Tour Eiffel, de l’Arc de Triomphe,
des Invalides et de l’Opéra, du palais de Gabriel, du palais de l’Elysée, de la Chambre des Députés,
du Palais du Luxembourg, du ministère des Affaires étrangères, de l’église de la Madeleine,
de la cathédrale Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle pour ne citer que les principaux édifices (15).
Un facteur humain, jusqu’ici négligé, permet d’expliquer pourquoi le 24 août 1944 à 7 heures du matin,
von Choltitz n’a pas davantage donné suite à l’ordre de Hitler pourtant estampillé «Très Urgent, pour exécution»
(AR GR B Ia 6504/44 24.8.44 0,45).
A l’occasion du colloque de 1994, le général Jean Delmas, président de l’Institut d’histoire militaire comparée,
a eu l’occasion de demander au professeur Klaus J. Müller si le général von der Chevallerie, commandant de la 1ère armée
rescapée du Sud-Ouest de la France, était bien descendant de huguenot (16).
Faut-il imaginer, à la réponse positive qui lui fut donnée, que l’on puisse apprécier l’éventuelle francophilie
d’un officier supérieur de la Wehrmacht à l’aulne de l’existence d’ancêtres français ?
Sinon, pourquoi le général Delmas a-t-il posé une telle question et pourquoi ce détail a-t-il été retranscrit
dans les actes du colloque ?
Les hasards de la généalogie m’ont fait parvenir cet arbre généalogique armorié,
présentant l’une des innombrables filiations de Louis IX le Saint.
L’originalité de cet arbre réside dans le fait qu’il a été dessiné en 1941 à Leipzig par
un obscur Ernst von Bressensdorf, né dans cette même ville le 26 octobre 1917.
La famille de celui-ci conservait ainsi la mémoire de ses ancêtres français,
au nombre desquels s’était illustré un certain Paul de Rapin-Thoyras (Castres 1661- Wesel 1725)
qui est regardé par beaucoup de spécialistes comme le premier des historiens, grâce à sa magistrale
Histoire d’Angleterre : six volumes publiés en 1724 à La Haye plus deux en 1725 et deux autres posthumes en 1727.
La rédaction par un Français émigré par suite de la révocation de l’édit de Nantes, ayant longuement résidé en Angleterre
au service de la famille royale mais alors établi sur le continent, ne pouvait faire naître la suspicion de la complaisance
des historiographes.
Voltaire a même réservé un accueil flatteur à cette Histoire d’Angleterre et à son auteur en des termes laudateurs :
«L’Angleterre lui fut longtemps redevable de la seule bonne histoire complète qu’on eût faite de ce royaume,
et de la seule impartiale qu’on eût d’un pays où l’on écrivait que par esprit de parti ;
c’est même la seule histoire qu’on pût citer en Europe comme approchante de la perfection qu’on exige de ces ouvrages,
jusqu’à ce qu’enfin on ait vu paraître celle du célèbre Hume, qui a su écrire l’histoire en philosophe» (17).
N’est-il pas un peu curieux de voir un jeune Allemand, alors officier des transmissions à Leipzig,
orner son arbre généalogique d’un portrait de saint Louis, et d’y adjoindre le dessin de la Sainte-Chapelle
entre autres édifices français comme la basilique Saint-Denis où sont ensevelis nombre de ses ancêtres royaux
et le château d’Amboise ?
Et que devient ce jeune Bressensdorf ?
En 1944, Ernst von Bressensdorf est affecté à Paris à l’état-major comme officier du chiffre, en charge des transmissions.
Il profite de son séjour parisien pour poursuivre ses recherches généalogiques à l’Institut et fréquente
la bibliothèque Mazarine, dans la perspective de compléter le travail de l’un de mes arrière arrière grands-pères,
Raoul de Cazenove, auteur d’une étude sur Paul de Rapin-Thoyras et sa descendance, laquelle est éparpillée dans toute l’Europe.
Adolescent, le jeune Ernst avait reçu à l’occasion de sa confirmation un exemplaire de cet ouvrage paru en 1866
et indiquant la postérité de l’historien arrêtée à 1865... une famille parfaitement européenne (18).
Depuis janvier 1944, le sous-lieutenant Ernst von Bressensdorf est le chef du service de transmissions
de l’état-major de von Choltitz à l’hôtel Meurice (19). Son nom apparaît un certain nombre de fois dans
l’ouvrage de Lapierre et Collins (pp. 186, 288, 338, 384, 385, 408), son portrait est isolé dans une photo de groupe
mais, contrairement à tous les autres membres de cet état-major allemand que Lapierre et Collins ont pu interroger,
Ernst von Bressensdorf n’est pas mentionné dans la liste des personnes remerciées (20),
alors que ces auteurs ont pris soin de citer une de ses phrases du 25 août :
«ces dernières minutes apportent «la perspective merveilleuse d’un nouveau commencement» (21).
Cette lacune ne saurait donc être un oubli malencontreux et ne peut donc que dissimuler quelque chose,
quelque chose d’aussi important que la survie de cette personne par exemple.
Pour que des ordres arrivent, il faut qu’ils soient transmis. Pour que des ordre codés soient transmis avec efficacité,
il faut qu’il soient décodés. Ceux de Hitler ne sauraient déroger à ces deux règles.
Or l’officier responsable des transmissions à l’hôtel Meurice était probablement à Paris l’Allemand le mieux renseigné
sur ses origines françaises et ses racines européennes, celles-ci de la plus haute extraction puisque
toutes les maisons d’Europe figurent dans son arbre généalogique.
Cette même personne était responsable du Chiffre, c’est-à-dire ici du décodage des ordres reçus et à transmettre.
Quel action particulière Ernst von Bressensdorf a-t-il pu commettre pour que Lapierre et Collins aient jugé utile de
ne pas le remercier dans leur ouvrage, le faisant ainsi passer pour mort ?
Une partie de l’explication est livrée par ces auteurs, dans leur note 1 de la page 288
relative à la réception du télégramme AR GR B Ia 6504/44 24.8.44 0,45 donnant l’ordre
«pour exécution» et «très urgent» de ne livrer Paris à l’ennemi que sous la forme d’un champ de ruines :
«Cet ordre était tombé sur le téléscripteur du Meurice vers une heure du matin.
Le premier à en avoir pris connaissance avait été le lieutenant Ernst von Bressensdorf, chef des transmissions,
de service cette nuit-là. Atterré par son contenu, l’officier avait décidé, bien que cet ordre portât la mention
«KR Blitz» (très urgent) de retarder le plus longtemps possible sa transmission à son destinataire.
Au lieu de faire réveiller le général von Choltitz, Bressensdorf avait conservé ce télégramme dans sa poche
et ce n’est qu’à 6 heures du matin qu’il le remit au lieutenant von Arnim. Bressensdorf était persuadé que cet ordre
aboutirait à la destruction de Paris et, qu’après son exécution, les Allemands qui viendraient à tomber entre les mains
des Français seraient massacrés par représailles. Vingt ans plus tard, devant les auteurs de ce livre,
Bressensdorf reconnaîtra qu’il redoutait d’être lui-même fait prisonnier et de connaître ce sort» (22).
Sa femme Ricarda née Kayer, épousée le 5 juin 1943, ne prend connaissance de ce fait qu’au moment des entretiens avec
Lapierre et Collins... c’est dire assez de l’état d’esprit de Bressensdorf et de la crainte perpétuelle dans laquelle il vivait.
Après la libération de Paris, il avait été interné dès octobre 1944 au Camp Ruston en Louisiane,
d’où il sortira en novembre 1945 avec un certificat de «Selected Citizen of Germany».
Nul doute qu’il a été soigneusement interrogé et ses assertions comparées à celles de von Choltitz
qui était entre les mêmes mains et auquel on a demandé de détruire ses archives.
Là réside peut-être une partie de l’explication du «flou» des versions de ce dernier,
lesquelles ne sont certainement pas contradictoires mais peuvent être regardées comme complémentaires :
pourquoi rechercher à tout prix une seule et solide justification alors qu’une multitude de «petites» considérations
produit le même résultat ?
En effet, à partir de 1963, Bressensdorf commence à parler de ce qu’il a fait, ou plutôt pas fait.
Seulement, un détail de date et d’heure a attiré mon attention, probablement plus pointilleuse que celle de tous les auteurs
qui m’ont précédés : dans l’interview qu’il donne dans le film «Kampf um Paris» rediffusé par la ZDF le 22 août 1994 au soir
par exemple, Ernst von Bressensdorf place l’arrivée du télégramme qu’il a retenu le 22 août à 20 heures
et sa transmission effective à von Choltitz le 23 au matin.
Ces mêmes dates et heures sont publiées dans le Stanberger Merkur du mercredi 3 août 1994 et
dans les différents écrits, autographes ou non, qui concernent la biographie de Bressensdorf (23).
Or Lapierre et Collins ne précisent d’aucune façon la manière dont le télégramme N°772989/44 du 23.8.44 à 11.00 heures
est parvenu entre les mains de von Choltitz, ni même si les dates et heures qui figurent sur ce document sont
celles de l’expédition ou celles de la livraison... Il est peu vraisemblable que l’ordre retenu par Ernst von Bressensdorf
soit celui-là, qui a eu pour effet l’incendie du Grand-Palais (24). En effet, ces auteurs rapportent, sur le témoignage du
général Warlimont, les conditions dans lesquelles il a été dicté par Hitler le 22 août à 24 heures (et non pas 20 heures).
Ils ne donnent pas davantage d’information sur l’arrivée ou l’émission de télégrammes dans la journée ou la soirée du 22 août :
le message antérieur qu’ils mentionnent est le N°772956/44 émis le 20 août à 23 heures 30.
Il est donc assez certain que l’ordre intercepté par Bressensdorf le 22 août au soir soit précisément celui que
Pierre Messmer évoque dans son discours de clôture du colloque de 1994 : «Hitler avait donné l’ordre non de défendre,
mais de détruire Paris : «Paris sera transformé en un tas de décombres»
(ordre du 22 août signé Hitler, transmis par radio à von Choltitz)» (25).
Ces indications confortent la version que von Bressensdorf donne aux différents médias allemands ;
la lecture de l’ordre par lui reçu et décrypté ne peut que soulever l’effroi :
«Apporter sur le territoire dépendant du Commandement du Gross-Paris les destructions les plus étendues possibles
et principalement détruire les soixante-deux ponts qui s’y trouvent.
Exercer les représailles les plus étendues et les plus sanglantes si des coups de feu sont tirés sur les troupes allemandes.
Evacuer Paris avoir causé ces destructions et si les pertes allemandes s’élèvent à 30% du montant des effectifs» (26).
C’est là le premier ordre radio de détruire Paris du 22 août qu’évoque Pierre Messmer et dont la transmission à von Choltitz
a été retardée d’une douzaine d’heures par Ernst von Bressensdorf.
Après avoir retenu dans sa poche ce premier ordre pendant toute la nuit du 22 au 23 août,
Bressensdorf n’a pas eu d’autre possibilité que de le remettre en mains propres à son général
pour ne pas ébruiter ce que certains regardent comme de la trahison.
D’un autre côté, von Choltitz n’avait visiblement aucune envie de recevoir un tel ordre !
Ce dernier a jeté un rideau de fumée destiné à ses supérieurs hiérarchiques en déclenchant l’incendie du Grand-Palais
en guise de réponse à l’autre ordre qui lui est parvenu le 23 à 11 heures, et qui ne pouvait pas avoir été "contrôlé"
par Ernst von Bressensdorf : il ne pouvait pas être de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre et les gardes se sont alternées.
De nouveau de service la nuit suivante, Ernst von Bressensdorf a de nouveau retenu l’ordre formel
(télégramme AR GR B Ia 6504/44 24.8.44 0,45 détaillé par Lapierre et Collins) «pour exécution» :
cette mention ne semble pas figurer sur l’ordre arrivé de jour la veille 23 Août à 11 heures.
Il faut donc se résoudre à ce que Bressensdorf ait retenu non pas un mais deux ordres, deux nuits de suite...
ce qui n’est pas sans cohérence avec un autre détail, mentionné par Irène Close (27), d’après laquelle Bressensdorf
avaient demandé en 1960 aux auteurs de «Paris brûle-t-il ?» de ne mentionner que le plus discrètement possible son action,
désir auquel ils auraient accédé. La description des faits que Lapierre et Collins rapportent (28) est donc
«inférieure» à la réalité, réalité qu’il faut soupçonner de deux ordres, deux nuits de suite.
Nous avons donc un contexte parisien particulier où une certaine francophilie s’est progressivement emparée
de l’état-major allemand qui y réside. Fraîchement arrivé au plus haut commandement, Dietrich von Choltitz
n’a pas tardé à succomber au même charme. Capable de s’exprimer en français, il semble davantage préoccupé
par la sécurité des troupes allemandes en situation de replis plutôt que de mettre la ville à feu et à sang
comme il le promet de temps à autre. Ceci d’autant plus que son Führer Adolf Hitler lui avait
tout dernièrement administré la preuve de la fragilité de son état mental —pour ne pas dire sa démence—
après l’attentat du 20 juillet auquel il avait échappé par miracle.
La liste des usines, des centraux électriques et de distribution d’eau
(«les soldats allemands eux-aussi boivent de l’eau»), des ponts
(«les soldats allemands eux-aussi empruntent les ponts pour se replier»),
des bâtiments publics, des monuments civils ou religieux et des symboles de civilisation à faire disparaître par dynamitage
était telle qu’elle ne pouvait qu’entraîner le rejet instinctif chez tout être humain normalement constitué.
Le sentiment "d’avoir déjà entendu ça" s’empare de celui qui apprend que Werner Ebernach, jeune capitaine de 34 ans,
a sublimé son incapacité à réaliser son rêve de devenir architecte en devenant un spécialiste reconnu de la destruction,
tout spécialement choisi avec sa 813ème Pionerkompanie pour mettre en place ces dynamitages :
«ils entendront le bruit jusqu’à Berlin!» (29).
Mais la liste complète des destructions programmées, avec le tonnage d’explosif affecté à chaque objectif,
ne peut laisser indifférent : elle n’est d’ailleurs pour ainsi dire jamais clairement énoncée in extenso :
Lapierre et Collins, les plus exhaustifs sur ce sujet, consacrent cinq pages à traiter ce sujet (30).
Photo SEEBERGER publiée dans «Paris brûle-t-il ?» de Dominique LAPIERRE et Larry COLLINS (Robert Laffont éditeur)
A de très nombreuses reprises, Dansette donne des indications étonnantes sur la francophilie de Dietrich von Choltitz :
après avoir fait preuve de sa sensibilité à la description des principaux monuments de Paris le 16 août à 12 h. 30 par
M. Taittinger, président du conseil municipal de Paris (31), il accède aux demandes relatives à la sauvegarde des
sites de production de gaz et d’électricité qu’il fait déminer et veille à maintenir un minimum de ravitaillement
pour la population (32). Après l’attentat du 20 juillet et le limogeage de Boinenbourg, les officiers de
l’état-major du Gross-Paris avaient pris l’habitude de garder leurs commentaires pour eux-mêmes.
Von Choltitz est arrivé à Paris précédé de sa réputation d’homme dur et dévoué à Hitler (33)
mais ses sentiments éclatent dans sa proclamation qu’il fait lancer par avions au début de l’insurrection, le 21 août :
«...Staline, lui, aurait mis le feux aux quatre coins de la ville. Il nous serait aisé de quitter Paris
après avoir fait sauter tous les dépôts, toutes les fabriques, tous les ponts et toutes les gares, verrouiller,
la banlieue aussi efficacement que si elle était encerclée. Vu le manque de ravitaillement d’eau et d’électricité,
cela signifierait en moins de vingt-quatre heures une catastrophe épouvantable. Ce n’est pas à vos usurpateur
ni à vos comités rouges que vous devez de rester préservés de ce sort, pas plus qu’aux troupes américaines et anglaises
qui n’avancent que pas à pas et arriveront trop tard pour vous protéger...
Vous le devez aux sentiments d’humanité des troupes allemandes, qu’il ne faudrait toutefois pas pousser à bout de patience.
Vous le devez à notre amour pour ce foyer merveilleux de culture européenne, à notre pitié pour les Français raisonnables,
pour les femmes et les enfants de Paris...» (34).
Mais le retard avec lequel Bressendorf lui a délivré le 23 le télégramme daté du 22 au soir n’a pas pu échapper à von Choltitz
ni à d’autres : le maréchal Model, commandant en chef sur le front ouest, confirme la chose en requérant
«le 28 août 1944 auprès du président du tribunal militaire du Reich l’application d’une action contre le général von Choltitz
et autres pour insubordination...» (35).
C’est ainsi qu’une certaine lumière peut être apportée sur les réponses apportées par le général von Choltitz à la question
"pourquoi n’avez-vous pas obéi aux ordres de mise en action des dispositifs de destruction de Paris ?",
dévoilant ainsi une partie du "mystère Choltitz" relevé par Dansette en son temps (36) :
1) parce que cet ordre était, dans sa globalité, d’une teneur échappant à la nature humaine en ayant été imaginé par un malade mental,
ce que von Choltitz avait personnellement constaté ;
2) parce que le 21 l’ordre parvenu (N°772956/44 du 20/8 à 23h30) concernait non pas la mise en œuvre immédiate du dynamitage
des usines et des ponts —lequel eut nécessairement oblitéré la mise en œuvre des destructions des monuments de Paris
qui n’étaient pas encore sabotés— mais la réalisation de ces préparatifs de sabotages ;
3) parce que aucun ordre n’est parvenu le 22 dans la journée, et que l’ordre d’Hitler
d’«apporter les destructions les plus étendues» transmis par radio dans la soirée
n’a pas été immédiatement transmis par von Bressendorf mais a été remis à von Choltitz le 23 au matin,
quasiment en même temps que le N°772989/44 à 11 heures.
Von Choltitz a alors délibérément choisi de limiter son action au Grand-Palais en utilisant des obus perforants et incendiaires
et non pas explosifs qui auraient causé des dégâts infiniment supérieurs (37) et de ne pas recevoir
Werner Ebernach qui cherchait à lui faire savoir que tous les dynamitages étaient désormais opérationnels :
l’on peut volontiers imaginer que l’exemple de résistance passive que venait de lui administrer
le jeune Ernst von Bressensdorf avait fini de convaincre le général, bien mieux que le silence embarrassé
que lui avait réservé son camarade de promotion le colonel Hans Jay consulté sur la conduite à tenir à réception de cet ordre (38) ;
4) par ailleurs, et contrairement à l’ordre transmis par radio, cet ordre N°772989 du 23/8/44 à 11 h.
ne contient pas d’instruction formelle de destruction, celle-ci est subordonnée à l’entrée des troupes alliées :
«La destruction des ponts de la Seine sera préparée. Paris ne doit pas tomber aux mains de l’ennemi,
ou l’ennemi ne doit trouver qu’un champ de ruines» ;
5) La transmission de l’ordre suivant, le télégramme AR GR B Ia 6504/44 du 24/8/44 à 0h45 portant la mention «pour exécution», est
une fois de plus retardée par Ernst von Bressensdorf qui ne le délivre qu’à six heures du matin
à son camarade le lieutenant comte Dankvart von Arnim qui ne fera pas réveiller spécialement von Choltitz.
Quel serait le qualificatif le plus approprié pour décrire la conduite deux fois constatée du
sous-lieutenant Ernst von Bressensdorf ?
Haute trahison récidivée en temps de guerre ?
Désobéissance répétée d’une intelligence et d’un courage extraordinaires ?
Le général von Choltitz a sans aucun doute choisi de couvrir son subordonné qui lui apporte sur un plateau d’argent
à la fois l’exemple du courage et le prétexte pour ne pas exécuter l’ordre pourtant formel du 24 août à 0h45 :
six heures après il est parvenu trop tard et en est devenu inapplicable.
Ebernach n’a plus qu’à se replier avec ses hommes dans la nuit du 24 au 25 sans avoir obtenu
l’instruction de mettre à feu ses dispositifs, alors que les toutes premières troupes alliées
pénètrent dans un Paris déjà insurgé depuis de nombreux jours.
Après les péripéties de la Libération, von Choltitz et von Bressendorf sont transférés aux U.S.A.
et leurs versions des faits soigneusement vérifiées. Bressensdorf est interné dès octobre 1944 au Camp Ruston en Louisiane,
d’où il sortira en novembre 1945 avec un certificat de «Selected Citizen of Germany» (39).
Il y a certainement fait état de ses actes de «résistance passive» et a peut-être été confronté à son général :
leurs lignes de conduite respectives ont sans doute été mises au point à ce moment-là et les archives
permettant de mettre en doute les versions «officielles» détruites sur ordre des autorités américaines :
ce n’est par exemple qu’en 1963 que Madame Bressensdorf apprendra les actes de résistance passive de son mari.
Personne d’autre que ces services alliés ne s’est jamais enquis de la teneur de la discussion qui a obligatoirement suivi
la remise du premier télégramme retenu dans la nuit du 22 août à von Choltitz puisque Lapierre et Collins ne mentionnent
que la deuxième rétention... et il est désormais trop tard pour interroger les acteurs de ce moment décisif
où un jeune officier francophile doit expliquer à son général pourquoi il a trahi son Führer.
En effet, comment mettre en évidence le fait que la libération d’un Paris intact soit pour partie due
au courage personnel d’un Allemand dont les ancêtres avaient été chassés de France pour cause de religion ?
Comment expliquer et justifier qu’une double trahison puisse être légitimement commise
en temps de guerre avec intelligence et courage ?
Voilà pourquoi von Choltitz se tait ou reste vague et n’explique pas pourquoi il n’a pas voulu détruire Paris.
Voilà pourquoi Lapierre et Collins ne remercient pas Ernst von Bressendorf.
Voilà pourquoi le professeur Johnson est en état de faire de l’humour sur la contribution de
von Choltitz à la libération de Paris.
Mais n’est-ce pas là l’un des plus splendides exemples de la condition humaine, qui nous révèle que
l’une des plus exceptionnelles constructions humaines,
celle communautaire de l’Europe avec sa monnaie unique,
construction dont on est en droit d’espérer qu’elle mette fin à quelques millénaires de guerres fratricides,
n’aurait pas été possible sans le courage et la clairvoyance d’un seul homme,
homme fier de ses ancêtres répartis dans toute l’Europe et connaissant ses cousins également répartis dans cette même Europe,
mais homme agissant seul au soir noir de l’Histoire, homme seul dans la nuit face à sa conscience,
pour bloquer au péril de sa vie (et de celle de sa famille restée en Allemagne)
la transmission de la folie destructrice d’Hitler.
Guy Pedroncini, directeur de l’Institut d’histoire de défense, estimait dans sa conclusion au colloque de 1994 :
«La confrontation souvent rude de points de vue différents permet de «parvenir à une vérité plus haute», qui surprend parfois.
La libération d’un Paris intact, fait essentiel qui a facilité une réconciliation franco-allemande, a aidé
à la construction de l’Europe. Dans une perspective historique large, on peut même se demander
si elle n’a pas commencé à naître avec la libération de Paris» (40).
Puissions-nous, en tant que citoyens d’Europe, nous faire à l’idée que l’action de Ernst von Bressensdorf relève de cette
«vérité plus haute» et puissions nous conserver et honorer la mémoire de ce facteur humain.
Ernst von Bressensdorf est décédé le 19 août 1994 :
il n’a donc pas pu assister ni participer aux cérémonies du 50ème anniversaire de la Libération de Paris ;
il n’a pas pu recevoir la Légion d’honneur dont la France avait décidé de l’honorer,
et qui devait lui être remise par le Consul de Munich à l'occasion de ces festivités.
Il ne s'est jamais entretenu avec l'auteur de ces lignes sur ses actes passés,
sauf en ce qui concerne ses recherches dans le domaine de la généalogie.
Ce n'est qu'à l'occasion de la nécessité de livrer une contribution originale à
l'Académie Drômoise des Lettres, Arts et Sciences que j'ai repris en 2002
les documents depuis longtemps en ma possession, documents dont l'examen scrupuleux a fait ressortir
une perception nouvelle de l'Histoire.
Puisse l’Europe faire une place à la mémoire d'Ernst von Bressensdorf
à l’occasion du 70ème anniversaire de la libération de Paris...
Frédéric MORIN
NOTES :
1. Paris 1944, les enjeux de la Libération, Albin Michel, Paris, 1994
2. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., p. 49
3. Lapierre & Collins, Paris brûle-t-il ? , Paris, Robert-Laffond, 1964, pp. 3, 255-6, 266-7
4. Adrien Dansette, Histoire de la libération de Paris, Paris, Fayard, 45ème éd. 1948, page 301-2
5. Lapierre & Collins, ibid., pp. 82 et 186
6. Lapierre & Collins, ibid., pp. 221-222 et 226
7. Lapierre & Collins, ibid., page 337
8. René Naville, Le Journal de Genève, «La libération de Paris en août 1944», 24 août 1950
9. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., page 120
10. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., pp. 253-254
11. Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, N°19, juillet 1955, page 116
12. Raymond Massiet, Le Carnaval des Libérés ou le drame de ceux qui se disaient français, Jacques Vautrin, 1952, page 105
13. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., page 154
14. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., page 526
15. Lapierre & Collins, ibid., pp. 266-271
16. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., p. 180
17. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 1751
18. Raoul de Cazenove, Rapin-Thoyras, sa famille, sa vie et ses œuvres, étude historique suivie de généalogies, Auguste Aubry éd., Paris, MDCCCLXVI, partie généalogique réimprimée par Frédéric Morin
19. Lapierre & Collins, ibid., p. 186
20. Lapierre & Collins, ibid., pp. 458-459
21. Lapierre & Collins, ibid., p. 385
22. Lapierre & Collins, ibid., p. 288 note 1
23. notamment Hommage à Ernst von Bressensdorf, un parcours historique, recueil édité par Yolande Vernes-Crowe, Marseille, 1993
24. Lapierre & Collins, ibid., p. 267
25. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., page 527
26. Adrien Dansette, Histoire de la libération de Paris, ibid., page 301-2
27. Irène Close : «My German Cousin Ernst», apud Yolande V.-Crowe : Hommage à Ernst von Bressensdorf, ibid. p. 12-13
28. Lapierre & Collins, ibid., p. 288
29. Lapierre & Collins, ibid., p. 283
30. Lapierre & Collins, ibid., pp. 267-271 et 295
31. Adrien Dansette, ibid., pp. 137-8
32. Adrien Dansette, ibid., p. 142
33. Lapierre & Collins, ibid., p. 267
34. Adrien Dansette, ibid. , pp. 204 et 487-8
35. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., page 120
36. Adrien Dansette, ibid., p. 200
37. Adrien Dansette, ibid., p. 198
38. Lapierre & Collins, ibid., p. 267, note 1
39. Irène Close : «My German Cousin Ernst», apud Yolande V.-Crowe : Hommage à Ernst von Bressensdorf, ibid., p. 12-13
40. Paris 1944, les enjeux de la Libération, ibid., page 526
ILLUSTRATIONS
Lapierre & Collins, Paris brûle-t-il ? , Paris, Robert-Laffond, 1964
«Nos ancêtres jusqu'au roi Saint Louis de France 1212-1272» (Ernst v. Bressensdorf Leipzig 1941)
Les ancêtres dynatiques de Paul de Rapin-Thoyras historien (1661-1725), dressé par Frédéric Morin d'après les travaux de Félix et Ernst von Bressensdorf
Portrait de Ernst von Bressensdorf (1917-1994)